Space, Place and Leaving Trace

(L’espace, les lieux laissent des traces)

Un espace indifférencié devient un lieu doté de valeurs à mesure que nous le connaissons et le fréquentons. (1)

Une exposition, une artiste et trois sujets apparemment très différents : Les paysages marins britanniques actuels, la surface du Lot et les artisans boulangers locaux. Au-delà de leurs apparentes singularités, quels sont les liens qui les sous-tendent ?

« La nouvelle histoire de l’art » a mis l’accent depuis cinquante ans, sur la compréhension du contexte social et historique de l’approche d’un tableau en négligeant bien souvent le contenu de l’oeuvre. De même, la géographie humaine postmoderne met moins l’accent sur la localisation spatiale et plus sur les processus de dépôt culturel qui rendent un lieu unique. Le géographe culturel Tim Cresswell (2) a suggéré que : « l’espace devient un lieu où il est utilisé et vécu. L’expérience est au coeur de ce que signifie le lieu ».

Regardons à la fois l’histoire de l’art et le contexte actuel : Pourquoi et où ces peintures ont été faites ? De ce point de vue, il serait possible de suggérer que ces peintures sont des traces d’explorations phénoménologiques, des dialogues créatifs internes qui ont transformé son « espace » en son « lieu ».

L’atelier

L’un des héritages artistiques du romantisme allemand du XIXe siècle était « le trope » de l’artiste « der Wanderer » c’est-à-dire la figure ayant pour effet de changer la signification propre des termes : la métaphore. La personne qui ne parcourait pas le monde à la recherche de la « vérité » artistique, le faisait métaphoriquement par la puissance de son imagination.

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Qu’il s’agisse d’itinérance physique ou mentale, la pratique d’un artiste est essentiellement sédentaire parce qu’elle s’exerce principalement dans leur atelier . En effet, pour les peintres, contempler un travail en cours peut prendre autant de temps qu’appliquer la peinture. L’atelier de l’artiste est souvent comparé au laboratoire du scientifique - c’est un lieu où l’on peut librement mener des expériences esthétiques en regardant, en contemplant et où on peut avoir des intuitions. Les laboratoires sont des espaces contrôlés où les conditions restent constantes et les éléments extérieurs non désirés sont filtrés ou exclus afin de réduire la possibilité de facteurs aléatoires influençant les résultats. Alors que l’atelier est aussi un lieu où les idées peuvent être testées, les conjonctions au hasard sont généralement les bienvenues car elles peuvent conduire le travail de son point de départ à quelque chose de nouveau et inattendu : l’atelier est un endroit où les résultats sont souvent imprévus.

Des comparaisons avec un laboratoire expérimental pourraient aussi suggérer que les ateliers d'artistes ressemblent à ce que Brian O’Doherty appelle le

« cube blanc » (3) de la galerie d'art - les « espaces sûrs » qui sont en quelque sorte séparés du monde extérieur. Cependant, la neutralité historique de l'espace de la galerie a été remise en question par la reconnaissance que les musées sont des filtres culturels qui incluent et excluent. De même, on peut affirmer que l'espace d’atelier est en train de devenir un « lieu », un lieu de travail oui, mais ce travail implique rêverie et accumulation d'art et d'expérience : ainsi, pour un artiste son atelier est plus proche de l’endroit familier appelé son chez soi. En revenant sur la longue carrière de Picasso et ses nombreux styles, on peut voir clairement que son travail a changé à chaque fois qu'il a acquis un nouvelle atelier (ainsi qu'à chaque fois qu'il a acquis une nouvelle épouse ou une nouvelle maîtresse). Ces dernières années, Sonja Britz a eu trois ateliers dans trois pays différents. Chaque mouvement a provoqué un bouleversement créatif énorme, car la pertinence de l'ancien lieu s'efface et le nouveau lieu est dans les premiers stades du « devenir ».

Le ciel

Ce n’est pas une coïncidence si les Pays-Bas du XVIIe siècle, où la peinture de paysage occidentale est née et l’Angleterre du XVIIIe siècle, où l’aquarelle est devenue un médium sérieux, devraient être les deux principaux pays européens où le paysage devint le sujet dominant de l’art. En effet, le mot anglais « landscape » (à l’origine « landskip ») a été adapté du mot hollandais moyen,

« lantskip », un type de petite peinture de terres agricoles qui est devenue

populaire à la fin du XVIe siècle. Aucun des deux pays n’est associé à un ciel bleu clair. C’est peut-être pour cette raison que les peintres paysagistes mettent davantage l’accent sur le ciel et que les artistes français ou italiens peignent des ciels généralement plats et céruléens. Le ciel dans l’art nord-européen tardif devient l’élément dominant de la peinture ; engendrant des horizons plus bas et des rapports ciel/terre plus élevés, avec des empilements de cumulus spectaculaires…Le contraire est significatif dans l’art du sud de l’Europe.

Un ami Sud-Africain me disait que les ciels nuageux anglais sont comme des poids gris oppressants sur ses épaules. Le temps de l’Angleterre (en particulier la pluie) arrive généralement de la mer d’Irlande et ainsi son ciel côtier occidental fournit une prévision constante des conditions imminentes. De nombreux philosophes des Lumières ont tenté en vain d’appliquer l’apparence des nuages à la création d’un système météorologique fiable à plus long terme. La principale difficulté étant le changement de forme continuel des nuages. Le problème fut finalement résolu par Luke Howard dans Essay on the Modification of Clouds. Publié en 1803, l’essai reprenait les principes linnéens de la classification des plantes en l’appliquant aux formes des nuages. Howard définissait trois catégories principales de nuages : cumulus, stratus et cirrus et un autre ensemble de sous catégories provisoires. Il a ensuite lié leurs qualités et leurs transitions à des forces atmosphériques invisibles, ce qui lui valu les sobriquets de « The father of meteorology » ou « le parrain des nuages ». Les théories de Howard fournir une base technique qui fit autorité pour comprendre les nuages. Ses découvertes furent rapidement diffusées et influencèrent grandement les peintres de cette époque tels que Constable et Turner, dont les études devinrent plus complexes et plus sûres. Le ciel devint un sujet à part entière.

Le Lot

Le deuxième sujet de Sonja Britz : le Lot, est mieux compris à travers le mot anglais « reflection ». Le verbe « reflect » possède le double sens de « refléter » et « penser ». Une réflection peut être à la fois un phénomène visuel et un processus méditatif. Dans les peintures du Lot de Britz, on voit évoluer un dialogue autoréflexif entre le sujet, l’artiste et la peinture, à partir duquel émergent la connaissance et la compréhension.

L’immobilité des reflets du Lot dément le fait de leur milieu, c’est-à-dire que la rivière est continuellement en mouvement. Cependant, le phénomène visuel « reflection » est également transitoire étant assujetti aux changements de temps. Le vent fragmente les reflets en leur conférant une ondulation, tandis que les fortes pluies font passer la rivière d’un miroir vert profond à un ocre opaque et que les riches terres rouges de Marcillac s’infiltrent dans le Lot par le Dourdou. Dans les jours qui suivent les tempêtes estivales, le courant ralentit peu à peu et la rivière passe du rouge de Venise à la terre de Sienne puis revient aux verts intenses de cadmiums et pythalos que l’on voit dans de nombreux tableaux de Britz

Le pain

Le rapprochement du thème du Lot et des boulangers artisanaux mis en oeuvre dans la peinture de Sonja Britz évoque un aphorisme d’Épicure : « Mon coeur est plein de plaisir quand j’ai du pain et de l’eau » . Ces deux éléments essentiels ont été reliés depuis des millénaires à des proverbes dans de nombreuses cultures. L’universalité de l’eau et du pain varient néanmoins selon les cultures, les lieux et les époques. La baguette fraîche, croustillante et blanche est un symbole universellement relié à l’image de la France, cependant son origine semble relativement récente puisqu’elle date de la Révolution à la fin du XVIIIe siècle.

En revanche, le pain au levain est un produit relevant d’une alchimie élémentaire, dont les origines se perdent dans la nuit des temps et dont la forme, la taille et le goût varient d’un boulanger à l’autre. Pourtant, chaque « mère au levain « est un lien physique direct avec les pains précédents et ensemble, ils forment une chaîne de fermentation continue qui peut s’étendre sur plusieurs années voire même sur plusieurs générations de boulangers. Peut-être peut-on encore se rapprocher du goût de ces premiers pains pétris sur le plateau de Noailhac où un toit ancien et trois murs de pierre abritent du vent le four de Nicolas Pardel. Le quatrième côté de la boulangerie étant complètement ouverte aux éléments. Le pain fait ici a des qualités primitives et sauvages (renforcées par un léger soupçon de fumée de bois). Par contre, en bas sur le Lot à Boisse-Penchot, l’intérieur de la boulangerie d’Eric Trouve est simple, sobre et dément ses nombreuses années de recherches sur les procédés de cuisson artisanaux passés et contemporains.

Les traces

L’exploration de Britz sur trois sujets différents peut être considérée comme une tentative réussie d’approfondissement de sa connaissance des lieux où elle a vécu. Le philosophe allemand Walter Benjamin pensait qu’habiter signifiait « laisser des traces » de sa présence.(4) On peut donc soutenir que le « lieu » est constitué par le dépôt de « sédiments culturels » et bien que plus souvent utilisé en archéologie, ce terme peut s’appliquer à la vie contemporaine. J’espère que vous apprécierez les traces d’habitation de Sonja Britz.

Mark Haywood

Mark Haywood est titulaire d’une maîtrise en beaux-arts et d’un doctorat en esthétique du Royal College of Art de Londres. Après une carrière universitaire internationale en tant que professeur de studio et d’histoire de l’art, il continue d’écrire sur les aspects contemporains et historiques de la culture visuelle.

1. Yi-Fu Tuan (1977) Space and Place the perspective of experience, University of Minnesota, p.62. Creswell, Tim (2009) Place, p.

2 [enligne 15/6/2018]

https://booksite.elsevier.com/brochures/hugy/SampleContent/Place.pdf

3. O’Doherty, Brian (1999) [1986] Inside the White Cube: the ideology of the gallery space,

Berkeley, University of California.

4. « Wohnen heißt Spuren hinterlassen », Benjamin Walter, [1955] Illuminationen,

Arendt, Hannah (ed.) [enligne 15/6/18]

https://www.399textlog.de/benjamin-paris-louis-philippe-interieur.html